Brève histoire de la neurochirurgie à Rennes

L’histoire de la Neurochirurgie à Rennes

 

Gilles Guy

 

 

C’est à Saint-Malo qu’est née la Neurochirurgie rennaise ! Et ce, par le hasard d’une rencontre. Celle d’un jeune interne parisien et  d’une externe, fille d’un chirurgien malouin.

Le jeune interne s’appelait Daniel Ferey. Il était né en 1898 au cœur de la Suisse normande, dans une famille modeste de Condé-sur-Noireau. Alors même que rien ne l’y prédestinait, il manifesta très tôt une vraie curiosité pour ce qu’on appelait alors les sciences naturelles. Cet intérêt fut peut-être aiguisé par la lecture fortuite de la thèse de Duret sur « les traumatismes crâniens et la circulation cérébrale » et par quelques dissections animales menées presque clandestinement dans le laboratoire du lycée de Caen. Quoi qu’il en soit, cet intérêt le poussa au lendemain de l’armistice de 1918 à entreprendre des études médicales à Paris. Pour les financer, il lui fallut travailler. Il en gardera toujours une forme de sollicitude pour les étudiants.

En 1920, il est reçu major du concours d’externat, ex æquo avec Mollaret, Lambling, Peron et Kourilsky. Au terme d’un internat de chirurgie générale, il s’associe puis succède à son beau-père, le Dr Page, chirurgien de l’hôpital de Saint-Malo. Sa curiosité l’avait conduit, durant sa formation, à s’intéresser à cette discipline naissante qu’était la neurochirurgie. Après son installation, il va en suivre le développement en rendant régulièrement visite à Thierry de Martel à sa clinique de la rue Vercingétorix puis à Clovis Vincent, à la Clinique de la Pitié. Il y rencontre Marcel David, alors interne du service. Il s’établit entre eux une profonde amitié. La guerre va encore les rapprocher puisqu’ils sont affectés tous les deux à l’ambulance neurochirurgicale de la IIème Armée. Les mois de mai et juin 1940 les conduisent à opérer de nombreux blessés crâniocérébraux.

De retour à Saint-Malo, il est le témoin actif du siège de la ville en juin 1944 et y applique, sous les bombardements, les règles de la neurochirurgie de guerre apprises 4 ans plus tôt. C’est sans doute de cette époque que date son engagement sans retour dans l’exercice de la discipline. En tout cas, sa réputation grandit rapidement puisque des malades lui sont adressés de Rennes, notamment par Alexandre Lamache, neuropsychiatre et doyen de l’Ecole de Médecine. C’est d’ailleurs ce dernier qui forme le projet de le faire venir à Rennes.

En 1948, il abandonne la clinique du Rosais à Saint-Servan et devient neurochirurgien des hôpitaux de Rennes et bientôt une chaire de Clinique Neurochirurgicale, la 3ème en France et la 1ère dans une école de médecine[1], est créée pour lui. Comme le plein-temps n’existait pas encore, Daniel Ferey continue à faire quelques opérations de chirurgie générale à la clinique Saint-Vincent. Son premier élève, Albert Javalet se souvient de gastrectomies et de thyroïdectomies réalisées sous anesthésie locale ! Il succède à Eugène Marquis comme directeur du centre anti-cancéreux dont il transforme un demi-étage en service de neurochirurgie. Il en confie la surveillance à Mère Saint-Théobald, son infirmière de choix venue avec lui de Saint-Malo. L’intérêt qu’il porte à tous les aspects de la neurochirurgie va générer la conception de divers instruments chirurgicaux (pinces et écarteurs…) mais aussi une abondante activité de publication, reflet de l’expérience qu’il a acquise en neuro-traumatologie, mais aussi dans le traitement des tumeurs, dans celui de la douleur et dans le champ tout nouveau de la psychochirurgie. Il va y gagner une place reconnue dans la communauté neurochirurgicale. Il sera d’ailleurs un des premiers membres de la toute jeune société de neurochirurgie de langue française. Hélas, après une première alerte en 1954, un infarctus du myocarde a raison de lui le 8 août 1956, à l’âge de 58 ans.

Il faut dire que Daniel Ferey ne s’était guère ménagé. Cet homme puissant, doté d’une voix de stentor, était tout à la fois un gros travailleur et un fin gourmet. Il aimait la vie, les arts et la mer. Rien ne lui procurait plus de joie que d’emmener sur son cotre amis et élèves pour croiser au large de Cézembre ou du cap Fréhel. Tous ceux qui l’ont connu ont vanté son intelligence pragmatique, sa jovialité chaleureuse, son indulgence souriante et son sens de la diplomatie.

On conçoit que la disparition brutale et prématurée de celui qui était devenu le patron du premier (et presque unique) centre neurochirurgical de l’Ouest ait plongé les responsables rennais dans la consternation et l’embarras. Comment le remplacer ? telle était la question posée, question difficile à une époque où les quelques services qui existaient ne comptaient guère plus d’un ou deux neurochirurgiens. Plusieurs jeunes neurochirurgiens sont approchés : Jean Talairach, Jean Lecuire, Gérard Guiot. Finalement c’est après une rencontre entre le Doyen Lamache et Daniel Petit-Dutaillis qu’est prise la décision. Ce sera Jean Pecker, recommandé par Th. Alajouanine et Raymond Houdart.

Sa prise de fonctions est urgente. Rappelons que l’équipe rennaise, quasiment la seule dans l’Ouest (hormis le Dr Colas à Nantes), ne compte à l’époque qu’un jeune assistant de 33 ans (Albert Javalet) et un interne (Jean Tuset). Le successeur désigné de Daniel Ferey ne diffère donc pas son arrivée, laisse sa famille à Paris et s’établit pendant plusieurs mois à l’hôtel.

L’option que fait Jean Pecker en ce début 1957  de se provincialiser peut surprendre de la part d’un jeune et brillant représentant de la 2ème génération en droit d’attendre une carrière parisienne. C’est pourtant le choix qu’avaient fait avant lui Michel Bourel, rhumatologue et interniste, et Paul Coutel, pédiatre, lesquels seront vite rejoints par Olivier Sabouraud, neurologue et collègue de salle de garde de Suzanne Pecker, elle-même néphrologue. Ces « conquérants de l’Ouest »[2] ne faisaient qu’anticiper avec clairvoyance la révolution hospitalière qu’allait provoquer la loi conçue par Robert Debré et mise en œuvre pas son fils Michel, premier Premier ministre du Général de Gaulle. Il faut se souvenir qu’à l’époque la médecine de pointe était exercée de façon quasi exclusive à Paris, Lyon et Marseille. L’Ouest, naturellement tourné vers Paris, allait tirer le plus grand profit de cette véritable décentralisation et donc de l’arrivée de ceux qu’on désignait par le sigle de leur titre, les « AIHP » (anciens internes des hôpitaux de Paris). Formés à bonne école, entreprenants, ces pionniers allaient dynamiser des provinciaux, bons professionnels mais peu habitués à la compétition. La loi Debré fondait également les CHU et s’en donnait les moyens. C’est ainsi qu’on vit pousser quelques années plus tard les buildings hospitaliers : l’Hôtel-Dieu à Nantes, l’hôpital Côte de Nacre à Caen, Pontchaillou à Rennes… Bientôt ce serait le plein temps.

Mais pour l’instant, Jean Pecker va reprendre et développer les outils de travail de Daniel Ferey : à Pontchaillou, il double la capacité du service en lui ajoutant une annexe de 40 lits constituée par un bâtiment de rez-de-chaussée où Georges Duhamel avait soigné les blessés en 1940 avant d’en tirer son livre « Lieu d’asile ».  Dans le privé, il va s’implanter à la Clinique Saint-Vincent où opèrent son collègue et ami Marcel Nicol, excellent chirurgien viscéral, et son assistant Albert Javalet. Ensemble, ils ouvrent un autre site neurochirurgical à la Clinique Saint-Laurent. Travaillant le matin au CHU et l’après-midi en clinique, ces deux chirurgiens vont faire vivre une association efficace fondée sur l’estime et sur le respect mutuels. Pourtant, mis à part leur âge identique à 18 mois près et leur commune origine normande, tout les distinguait. Jean Pecker, dernier interne de Clovis Vincent, amenait une grande culture neurologique puisée à l’école d’Alajouanine et de Garcin et aussi une grande culture tout court. Albert Javalet, quant à lui, faisait montre d’une réelle habileté chirurgicale et d’une curiosité technique de tous les instants. Pour se détendre, l’un jouait au tennis[3] et lisait les grands auteurs, l’autre faisait du vélo et de la navigation à voile, excellait au tir au pistolet et jouait de l’accordéon. Rien d’étonnant à ce que le charisme de ce « couple improbable » aussi différent et pourtant complémentaire ait eu un effet attractif sur les jeunes. Nombreux furent ceux qui s’engagèrent. Certains pour un temps, comme René Bouriel et Alain Ramée avant de se réorienter respectivement vers l’orthopédie et la neuroradiologie. D’autres ont fait tout ou partie de leur formation neurochirurgicale dans ce service attractif. On peut citer Maurice Salles, Ahmed Bou Salah, Michel Jan, Yves Adam, Jean-Jacques Moreau, Alain Desplat, Raeph Fardoun, Verne Lizano, Brahim Askar, Abdelaziz Boutlelis. Quelques-uns enfin sont restés au-delà de leur formation : Jean Faivre, Jean-Marie Scarabin, Yvon Guégan, Gilles Brassier. Au terme d’un clinicat de 7 ans, Gilles Guy, qui avait été externe puis interne dans le service, émigrera en 1976 vers Angers pour y implanter l’activité neurochirurgicale qui manquait à cette jeune Faculté.

 

Quand Jean Pecker arrive à Rennes en 1957, la neurochirurgie existe mais son développement est limité par l’absence de véritable présence neurologique à l’hôpital. Avant qu’Olivier Sabouraud n’arrive à son tour d’abord comme assistant de Michel Bourel puis comme chef d’un service de neuropsychiatrie, le service de Jean Pecker accueillait des patients médicaux et chirurgicaux. Le jeune externe de l’époque se souvient qu’il avait dans ses lits, à côté des traumatisés crâniens et des tumeurs, des polynévrites et des syndromes de Gayet-Wernicke, des ramollissements cérébraux, des maladies de Charcot ou des scléroses en plaques.

L’enseignement de Jean Pecker était lumineux, illustré par de nombreuses anecdotes et ponctué d’aphorismes (personnels ou transmis) que ses élèves ont précieusement conservés. Aucun d’entre eux n’a oublié qu’ « une méningite tuberculeuse qui n’en est pas une est un abcès du cerveau » ni qu’ « une sclérose en plaques qui n’est pas une sclérose en plaques n’est pas une sclérose en plaques ». En effet, en l’absence d’imagerie ou de biologie performantes, il considérait que « la clinique neurologique était encore une grande dame » et si ses élèves demeuraient malgré tout dubitatifs, il tranchait le débat par un « dans le doute, c’est moi qui ai raison ! ». Cette appétence à l’enseignement, Jean Pecker allait trouver à la satisfaire en organisant des séances de préparation au Concours National, ancêtre de l’actuelle « liste d’aptitude ». Les plus vieux des élèves venaient de loin pour « plancher » : ainsi les plus jeunes ont pu entendre Jean François Guyot, Michel Collet ou Maurice Salles entamer leurs présentations par la rituelle formule « le malade dont j’ai eu l’honneur d’examiner le dossier… »

L’équipe chirurgicale de cette époque héroïque ne comptait donc que deux opérateurs seniors (J.P. et A.J.) et deux apprentis (J.F. et G.G), lesquels avaient reçu le renfort, ô combien précieux, d’un médecin des hôpitaux, Gabriel Le Menn[4], tout à la fois réanimateur, médecin au plein sens du terme, grand frère des internes et parfois interprète (car il était le seul bretonnant dans ce service « gallo »). Il n’est pas sûr que les jeunes générations se rendent bien compte de ce qu’a été la vie de ces pionniers. Leur capacité de travail et leur disponibilité sont proprement inconcevables aujourd’hui. A titre d’exemple, Jean Pecker débutait sa journée de travail à 6h et demie en rendant visite aux malades des deux cliniques où, comme Albert Javalet, il opérait l’après-midi. Il arrivait à Pontchaillou vers 8 h. 15. Les internes n’étant pas tous lève-tôt, son incontournable surveillante, Paulette Audebert, lui rendait compte des événements de la nuit. Il voyait lui-même les entrants avant de monter au bloc opératoire où les internes avaient le plus grand intérêt à arriver avant lui. L’après-midi, les apprentis étaient maîtres à bord mais ils savaient pouvoir compter sur leurs aînés. Nuit et jour, il était possible de les déranger sans jamais encourir de reproche. Et pourtant les gardes n’étaient ni rémunérées ni récupérées et le repos de sécurité n’existait pas plus que la RTT !

Les conditions de travail étaient plus que précaires : une salle d’opérations unique ouvrant sur le couloir, sans dépendances dignes de ce nom. Deux infirmières anesthésistes, Denise Rolland et Marie-Josée Bonnot, formées par Robert Millet[5] (avant de le remplacer quand il part en clinique), allaient démontrer la même disponibilité que les opérateurs  et une compétence remarquable (n’ont-elles pas introduit l’intubation et l’hypothermie !).  Leur matériel, notamment le respirateur « Heidbrinck » venu des surplus américains, impose le respect au point que leur chef les invite à en prendre le plus grand soin « car il a fait la bataille de Guadalcanal » ! On aura oublié que toute cette activité se passait « à tâtons », c’est-à-dire sans l’imagerie dont nous disposons aujourd’hui. Avant le scanner et l’IRM, donc avant les neuroradiologues, les chirurgiens devaient acquérir eux-mêmes les informations morphologiques indirectes que donnaient chichement l’angiographie, l’encéphalographie ou la myélographie. Les plus anciens sont encore détenteurs de cette langue des signes, aujourd’hui morte, qu’était la sémiologie radiologique de ces examens devenus obsolètes.

Cet engagement 24h. sur 24 des aînés et le dévouement des plus jeunes allaient être récompensés. En quelques années, le rayonnement du service pouvait s’apprécier à son aire de recrutement. Les malades et blessés y arrivaient de plusieurs centaines de kilomètres. Les hôpitaux de Quimper, Cherbourg, Saumur et La Roche-sur-Yon étaient les correspondants habituels du « centre neurochirurgical de l’Ouest » comme les journaux  l’appelaient pompeusement avant l’émergence ou le développement de services voisins (Nantes, Brest, Tours, Poitiers, Angers). Dès lors, il n’était guère surprenant que la Société de Neurochirurgie de langue française reconnaisse ce chemin parcouru en tenant à Rennes son Congrès de 1967, après avoir confié à Jean Pecker en 1966 la charge de rédiger le Rapport sur les Tumeurs du 3éme ventricule.

Excellence de l’enseignement, qualité de la prise en charge chirurgicale malgré des moyens modestes, réputation enviable de l’équipe, tout cela ne pouvait suffire à un chef d’école qui entendait bien s’acquitter de la triple mission d’un service hospitalo-universitaire. C’est vers la stéréotaxie qu’il va conduire l’activité de recherche du service. L’un des premiers, il avait mis en pratique en matière de Parkinson les travaux de Gérard Guiot et de Jean Talairach. C’est vers ce dernier qu’il oriente son élève Jean-Marie Scarabin avant de concevoir un projet d’implantation de la stéréotaxie dans un hôpital moderne ne disposant pas comme Sainte-Anne d’une « cathédrale ».

Ce nouveau service ouvert en 1970 demeure, 35 ans après, une superbe réalisation. La neurochirurgie moderne (microchirurgie, imagerie, navigation, stéréotaxie) a pu s’y introduire au prix de modifications relativement modestes.

Admiré ou jalousé mais reconnu, un tel Patron ne laissait pas ses collègues hospitaliers indifférents. Ils le portent à la présidence de la CME deux fois de suite et ses collègues présidents en font le président de leur conférence nationale. Impliqué fortement dans la vie de l’université de Rennes I comme vice-président, il va bientôt diriger aussi la sous-section de Neurochirurgie du Conseil national des Universités. Il va aussi conseiller Simone Veil, ministre de la Santé.

Sur le tard de sa carrière, il connaît des soucis de santé qu’il affronte avec l’humour qui rend le courage discret. A la suite d’un accident ischémique très transitoire au cours d’un repas, il dit à ses visiteurs : « j’ai fait dimanche une hémiplégie mais personne ne m’a cru ! ». Malgré un autre accident plus grave, il veille à conserver l’humour et la disponibilité notamment pour ses élèves que son épouse et lui accueillent toujours avec chaleur dans leur belle maison du Chant du Bois. Avec la disparition de Jean Pecker en 1989, l’histoire s’arrête ou plutôt fait place au présent. Un présent qui se continue à Rennes, mais aussi à Angers, Tours, Caen, Beyrouth, Pau, Limoges, Poitiers, Alger, San José de Costa Rica et dans bien d’autres lieux…

 

Comment n’être pas admiratif du chemin parcouru par ce service depuis sa fondation il y a presque 60 ans ? C’est la réflexion que se fait aujourd’hui celui qui, étudiant de 2ème année discrètement caché derrière les plantes vertes de l’amphithéâtre Perrin de la Touche, avait écouté en 1958 la leçon inaugurale d’un jeune professeur de Neurochirurgie, récemment arrivé, et qu’entouraient quelques-uns de ces grands noms qu’on trouve encore sur la couverture des livres.

 

 

le 23 mars 2006

 

 

 

Remerciements à Michel Bourel, Albert Javalet, Raymond Houdart, Gabriel Le Menn et Olivier Sabouraud (†) pour m’avoir permis de faire appel à leurs souvenirs

[1] L’école nationale de médecine de Rennes deviendra Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie en 1954

[2] Ils seront rejoints dans les années suivantes par d’autres AIHP comme François Cartier, réanimateur, Joseph Gastard, gastro-entérologue, Bernard Launois, chirurgien digestif et Yves Logeais, chirurgien cardiaque.

[3] A la suite de quelque forfait, il lui était arrivé de rencontrer en double Jean Borotra… et, disait-il, d’avoir regardé passer les balles !

[4] Gabriel Le Menn avait acquis une excellente connaissance de la sémiologie neurologique par une fréquentation régulière de la Salpétrière. En 1968, il fût nommé Professeur de médecine interne à la Faculté de Brest dont il devint ensuite le Doyen.

[5] Robert Millet, qui avait été le premier anesthésiste temps plein dans le service de Petit-Dutaillis, avait accepté d’accompagner Jean Pecker en Bretagne.